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Catégories : La littérature

Le rire de Revel

Il est mort le 30 avril dernier et il nous manque. Dans « Pour Jean-François Revel » (paru le 18 septembre chez Plon), le journaliste Pierre Boncenne revient sur le parcours de cet intellectuel qui a été de tous les débats du siècle. Dans sa quête inlassable de la vérité, cet homme hors pair utilisait toutes les armes, en particulier l'humour. Les extraits qui suivent viennent le rappeler.

L'humour, dont il faut savoir faire preuve d'abord à son propre égard, il apparaît nécessaire, aussi, que tout groupe, société ou institution, sache le pratiquer à ses dépens. D'où le rôle déterminant de quelques individus ne craignant pas de se retrouver isolés. Volontaire ou subi, le conformisme majoritaire peut se voir ébranlé par une minorité osant prendre le parti du rire. Voilà, d'ailleurs, pourquoi la censure de n'importe quel régime autoritaire traque en priorité les mots ou les images dont l'ironie et la raillerie deviennent vite synonymes de protestations subversives. Pour Jean-François Revel, « on peut mesurer le degré de civilisation d'une société par sa capacité à se prendre elle-même comme objet de dérision ou de mépris ». Cet axiome au fondement de sa démarche intellectuelle lui sert bien entendu à juger son propre pays dont l'arrogance et la suffisance ne constituent pas le moindre défaut. Notre propension à donner des leçons à la planète avec la conviction que seuls nos modèles ou nos modes de pensée méritent considération et possèdent une valeur universelle lui a inspiré, en 1969, une formule percutante : « Depuis le temps que la France "rayonne", je me demande comment le monde entier n'est pas mort d'insolation. » [...] En réalité, notre prétendue universalité masque une fermeture sur le monde qui, au bout du compte, a notamment trouvé sa traduction dans la thématique de « l'exception culturelle à la française », ultime bastion de résistance à l'envahissement de l'impérialisme américain. Rester entre soi, c'est encore la meilleure façon de ne pas se retrouver bousculé dans ses certitudes et de ne pas être confronté à ses tares. Toute l'argumentation de « Pourquoi des philosophes » part de ce constat de faillite : depuis plus d'un siècle, les philosophes, opposant aux « profanes » une technique et un vocabulaire auxquels eux uniquement, les professionnels, auraient accès, n'ont accompli que des « révolutions de palais » et n'ont accepté aucun argument provenant d'une autre corporation que la leur. « Les philosophes sont comme les snobs, qui ont horreur de rencontrer des gens qui risqueraient tout simplement de leur rire au nez, et ils s'arrangent pour ne se voir qu'entre eux. » L'inconvénient avec Revel, c'est qu'il possède la culture, les compétences et, même, les diplômes pour rire en connaissance de cause des philosophes et savoir nous en faire profiter.

Le style de la plupart des textes de Revel manifeste une sorte de « gai savoir », il y a ici quelque chose qui sonne juste et qui, de surcroît, est savoureux. [...] Dans le seul volume de sélection de chroniques « Les idées de notre temps » (1966-1971), on peut multiplier les exemples de ce style dont on ne se lasse pas, vu les différentes tonalités de l'humour et la diversité des sujets abordés. Sur l'édition, régulièrement accusée de sacrifier la littérature au profit de la rentabilité commerciale : « II ne suffit pas de publier de mauvais livres pour s'enrichir, ni de bons pour se ruiner. » [...] Sur François Mauriac : « II a introduit la résidence secondaire dans la littérature française avec rang de thème majeur » ; et si l'on songe que dans ses articles, légitimement payés très chers, il a consacré des milliers de lignes à sa maison de campagne dans le vignoble girondin, « on en conclut que Malagar est sans conteste l'exploitation agricole de plus haut rapport qui soit en France. Elle peut affronter sans risque le Marché commun [en fait, c'est inexact : le vin blanc sucré ne se vend plus]. » Sur Alain, « providence du corps enseignant », car on peut puiser dans l'un de ses innombrables « Propos » matière à dix minutes de cours, et « drugstore intellectuel » des étudiants puisqu'il a traité de tout et sous tous les angles, aussi bien Descartes, Platon, Stendhal ou Valéry que la guerre, la liberté, la musique, le sommeil, l'odeur des réfectoires, Darwin ou la gymnastique : Alain, dont Revel nous confesse qu'il n'a jamais pu lire une ligne, juste des demi-lignes sans pouvoir continuer, « a été un orateur antique égaré au siècle de l'aviation. [...] Je le trouve illisible, affecté, précieux, archaïsant, dix-septièmisant, faussement concis, plein de tournures, de subordinations qui se veulent rares, d'inversions qui se veulent fines, de trouvailles pénibles où l'auteur voyait sans doute les pierres précieuses d'un royal manteau alors qu'il ne tissait ainsi que la robe de chambre de Monsieur Jourdain. Ce paysan génial a voulu labourer en dentelles ».

Sur l'état de la France après Waterloo, les millions de morts dans la jeunesse, la ruine économique, l'occupation étrangère, ce qui vaudra à Napoléon « la vénération religieuse des Français, dont l'esprit critique ne s'éveille que contre les gouvernements démocratiques ». [...] [...]

Sur Edgar Faure, dont la plasticité et le pragmatisme politique n'avaient pas d'égal : « Monsieur Edgar Faure est rongé par le soleil de l'optimisme. Tout est mixte chez lui, tout est intermédiaire, tout glisse, tout passe et rien ne casse. » Sur Aragon, passé sans sourciller du surréalisme au service du stalinisme : « Aragon reprend toujours le rôle d'Aragon, avec cette inflexibilité dans l'opportunisme qui fait son charme principal. » Sur « L'opium des intellectuels » de Raymond Aron et à propos d'un principe de Simone de Beauvoir selon lequel on serait de droite en vertu d'une « qualité » foncière : « L'intellectuel de gauche, dans ce cas, ne souscrit pas à une thèse parce qu'elle est révolutionnaire, elle devient révolutionnaire parce qu'il y souscrit. » Sur le gauchisme et ses illusions radicales : « Le gauchisme consiste à considérer la réalité comme trop impure pour même être combattue telle qu'elle est. » Sur le socialisme introuvable puisque aucun modèle, ni le soviétique, ni le chinois, ni le cubain, ni le suédois, ne correspond à sa définition orthodoxe : « Le socialisme est un peu comme l'or à Donogoo : il y en a partout, sauf que l'endroit n'existe pas. » [...] Sur Freud et la plus célèbre théorie de la psychanalyse : « Tous les hommes ont depuis toujours eu le complexe d'Œdipe - sauf Œdipe. » Sur la peur des femmes et en se référant à des mythologies religieuses où elles occupaient une place primordiale : « A l'époque où Dieu était une femme - car ce n'est qu'assez récemment que l'homme a réussi à s'emparer du plus élevé des postes importants [...]. »

Sur le profond antisémitisme du régime de Vichy : « Examinant les lois raciales de Vichy, les Allemands constatèrent avec surprise et ravissement que la "définition française" du juif était "de loin la plus large". Elle fut donc adoptée par nos vainqueurs séduits. C'était bien la première fois depuis longtemps que l'Allemagne empruntait quelque chose à la philosophie française. » [...]

Sur la manière dont la littérature sexologique stimule l'imagination de son lecteur tout en lui apportant des alibis culturels : « On lui lâche quelques prétendues révélations sexologiques, que l'on immerge dans un bain de méli-mélo philosophique, sous la mousse savonneuse du messianisme révolutionnaire. » Sur la nostalgie du monde d'antan et de ses saveurs : « II est curieux de voir des gens parfois incapables de se rappeler leurs propres opinions politiques d'il y a un an être si exactement renseignés sur le goût des épinards en 1680. » [...] Sur les ahurissantes variations bio-sociologiques de Desmond Morris dans « Le zoo humain » : « Nous apprenons dès l'introduction que la masturbation et l'homosexualité sont des pratiques nées avec la vie en milieu urbain. C'est là insulter à la mémoire du grand Onan lui-même, lequel, si nous en croyons la Bible, n'était pas natif du 15e arrondissement ou de Soho. » [...] C'est à dessein que ce festival passant du coq à l'âne ressemble un peu à un feu d'artifice anarchique car cette manière de procéder correspond au tempérament d'un écrivain ne s'enfermant pas dans des disciplines et des sujets étroits tout en s'efforçant de garder la même rigueur. Il s'abstient de juger en bloc une société ou, surtout, des personnes qu'il a croisées et dont il n'ignore pas les contradictions, les grandeurs et les petitesses. Parfois, son appréciation se montre cinglante, comme dans « Contrecensures » à l'égard du pompiérisme impérissable du texte de Marguerite Duras « Hiroshima, mon amour » : « Une tentative de pastiche de Claudel par le sapeur Camember. » [...]

Jean-François Revel peut s'exprimer de façon lapidaire dans la formulation de ses raisonnements, mais il aime tout autant baguenauder et, pour le plaisir, blaguer. Juger avec soin suppose des explications et des analyses qui doivent déboucher sur des leçons. La recherche passionnée de la vérité s'opère sans concessions et, à la manière de George Orwell, avec le pouvoir de regarder en face les faits déplaisants. Par voie de conséquence, les intellectuels et les journalistes ne méritent pas d'être épargnés quand, au lieu de se consacrer à leur devoir, ils étalent leur manque d'informations et de curiosité pour se claquemurer dans l'idéologie. La morale de la vérité suscite, a contrario, l'indignation lorsqu'on la déshonore et la piétine sciemment. Mais cette réaction s'accompagne presque toujours du rire, aussi bien la farce joyeuse d'un Rabelais, la fine gaieté d'un Beaumarchais, la légèreté d'un Labiche que l'ironie satirique et sans illusions d'un Proust

Jean-François Revel

Né Jean-François Ricard en 1924 à Marseille. Normalien, agrégé de philosophie. Professeur à Mexico, Florence et dans des lycées français. En 1957, entrée en littérature avec « Pourquoi des philosophes ». Citons, parmi ses oeuvres (collection « Bouquins », Laffont) : « Sur Proust », « Ni Marx ni Jésus », « La tentation totalitaire », « Comment les démocraties finissent », « La connaissance inutile », etc. Editorialiste puis directeur de « L'Express », il devient chroniqueur au « Point » en 1982. Auteur d'une «Histoire de la philosophie occidentale, de Thalès à Kant», il a aussi écrit sur l'art et la gastronomie. En 1997, il est élu à l'Académie française et publie ses Mémoires : « Le voleur dans la maison vide ».

 

« Pour Jean-François Revel », de Pierre Boncenne (Plon, 348 p., 21 E).

http://www.lepoint.fr/litterature/document.html?did=183192

Commentaires

  • laura,,,ton blog m'apporte chaque jour culture savoir et connaissance,,,voici encore un article tres interessant à lire,,,


    merci et bizzz

  • je suis ravie, ça veut dire que je fais bien mon travail, loll

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